Quand je levai la tête et l’aperçus, je faillis lâcher mon couteau. Cela faisait dix ans que je ne l’avais pas vue. Elle n’avait guère changé, peut-être s’était-elle un peu étoffée. Sur sa joue, des cicatrices étaient venues s’adjoindre aux vieilles marques de variole. Maertge, qui passait parfois à l’étal, m’avait raconté l’accident : un rôti de mouton l’avait éclaboussée d’huile brûlante.
Rôtir la viande n’avait jamais été son fort.
Elle se tenait à quelque distance, aussi était-il difficile de dire si elle était vraiment venue dans l’intention de me voir. Je sentais que ce ne pouvait être par simple hasard. Pendant dix ans, elle s’était arrangée pour m’éviter dans une ville qui n’était pourtant pas bien grande. Jamais je ne l’avais croisée, ni au marché, ni au marché à la viande, ni même le long des canaux. Je dois toutefois avouer que je ne me promenais pas souvent du côté de l’Oude Langendijck.
Elle s’approcha à contrecoeur de l’étal. Je posai mon couteau, essuyai mes mains tachées de sang à mon tablier. « Bonjour, Tanneke, dis-je avec calme, comme si nous venions de nous quitter. Comment allez-vous ?
— Madame veut te voir, dit-elle d’un ton abrupt, en fronçant les sourcils. Il faut que tu viennes à la maison cet après-midi. »
Il y avait bien des années que l’on ne m’avait pas parlé sur ce ton. Les clients demandaient une chose ou l’autre, mais c’était différent, libre à moi de refuser si je n’aimais pas leur façon de s’adresser à moi.
« Comment va Maria Thins ? demandai-je, m’efforçant d’être polie. Et comment va Catharina ?
— Aussi bien que possible, compte tenu de ce qui s’est passé.
— Je suis sûre qu’ils s’en sortiront.
— Ma maîtresse a dû vendre des biens, mais elle s’en est bien tirée. Les enfants n’en souffriront pas. » Comme autrefois, Tanneke ne pouvait s’empêcher de chanter les louanges de Maria Thins à qui voulait l’entendre, quitte à être trop prodigue de détails.
Deux clientes étaient arrivées, elles attendaient leur tour derrière Tanneke. Une part de moi-même aurait préféré être seule avec Tanneke, j’en aurais profité pour lui poser des questions, pour l’inciter à me donner d’autres détails, à m’en dire bien davantage à propos d’autres sujets. Une autre part de moi-même, ce bon sens auquel je me cramponnais depuis tant d’années, ne voulait rien avoir à faire avec elle. Je ne voulais rien entendre de tout cela.
Les deux clientes changèrent de côté tandis que Tanneke restait là, plantée devant l’étal. Elle fronçait toujours les sourcils, mais son visage s’était radouci. Elle jaugeait les coupes de viande posées devant elle.
« Aimeriez-vous acheter quelque chose ? » demandai-je.
Ma question la tira de sa stupeur. « Non », marmonna t elle.
Ils achetaient maintenant leur viande à l’autre bout du marché. Sitôt que j’avais commencé à travailler avec Pieter, ils avaient changé, du jour au lendemain, sans s’acquitter de leurs dettes. Ils nous devaient encore quinze florins que Pieter ne leur avait jamais réclamés. « C’est le prix que j’ai payé pour toi, disait-il parfois pour me taquiner. Maintenant, je connais le prix d’une servante. »
Je ne riais pas en l’entendant dire ça.
Je sentis une petite main tirer sur mon vêtement, je regardai. Le petit Frans m’avait trouvée, il s’accrochait à ma jupe. Je caressai sa tête, aux boucles aussi blondes que celles de son père. « Ah ! te voilà ! m’exclamai-je. Où sont Jan et ta grand-mère ? »
Il était trop jeune pour me le dire, mais j’aperçus ma mère et mon fils aîné qui se frayaient un passage jusqu’à moi à travers les étals.
Le regard de Tanneke allait et venait entre mes fils, soudain son visage se durcit. Elle me lança un oeil plein de reproche, sans me faire toutefois partager ses pensées. Elle recula, écrasant le pied de la femme derrière elle. « N’oublie pas de passer cet après-midi », ordonna-t-elle. Là-dessus elle disparut sans me donner le temps de répondre.
Ils avaient maintenant onze enfants. Maertge et les ragots du marché m’en avaient tenue informée. Catharina avait cependant perdu le bébé qu’elle avait mis au monde le jour de l’incident du tableau et du couteau à palette. Dans l’impossibilité de descendre jusqu’à son lit, elle avait dû accoucher dans l’atelier. Le bébé était arrivé avec un mois d’avance, il était chétif. Il était mort peu de temps après la fête célébrant sa naissance. J’avais appris que Tanneke m’en tenait pour responsable.
J’avais pendant quelque temps imaginé son atelier avec le sang de Catharina par terre, me demandant comment il arrivait encore à y peindre. Jan courut vers son petit frère et l’entraîna dans un coin, où ils jouèrent avec un os, se le renvoyant avec le pied. « Qui était-ce ? » demanda ma mère. Elle n’avait jamais rencontré Tanneke.
« Une cliente », répliquai-je. Je m’efforçais de la protéger contre ce qui pourrait la perturber. Depuis la mort de mon père, elle était devenue aussi méfiante que chien sauvage à l’égard de tout ce qui était nouveau ou différent et à l’égard de tout changement.
« Elle n’a rien acheté, remarqua ma mère.
— Non, nous n’avions pas ce qu’elle voulait. » Je me tournai vers la cliente suivante sans donner à ma mère le temps de me poser d’autres questions.
Pieter et son père apparurent, portant à eux deux un flanc de boeuf. Après l’avoir laissé tomber sur la table par-derrière l’étal, ils s’armèrent de leurs couteaux. Jan et le petit Frans abandonnèrent l’os avec lequel ils s’amusaient et se précipitèrent pour les regarder. Ma mère recula, elle ne s’était jamais accoutumée à voir autant de viande. « Je m’en vais, dit-elle en reprenant son seau.
— Pourriez-vous surveiller les garçons cet après-midi ? J’ai des courses à faire.
— Où vas-tu ? »
Je sourcillai. J’avais déjà fait remarquer à ma mère qu’elle posait trop de questions. Avec l’âge, elle était devenue suspicieuse, là où elle n’avait aucune raison de l’être. Cette fois, pourtant, alors qu’il y avait quelque chose à lui cacher, je me trouvai étrangement calme. Je ne lui répondis pas.
Ce fut plus aisé avec Pieter. Il se contenta de jeter un coup d’oeil vers moi tout en poursuivant ce qu’il était en train de faire. Je lui fis un signe de tête. Il avait appris depuis belle lurette à ne pas me poser de questions, tout en sachant que j’étais parfois cachottière. Ainsi, pendant notre nuit de noces, ne me posa-t-il aucune question lorsqu’il s’aperçut, en retirant ma coiffe, que j’avais les oreilles percées.
Les trous s’étaient cicatrisés depuis longtemps. Il ne restait plus que deux minuscules boules de chair que je ne sentais qu’en pinçant mes lobes.
*
Deux mois s’étaient écoulés depuis que j’avais appris la nouvelle. Depuis deux mois, je pouvais donc aller et venir dans Delft sans me demander si je le verrais ou non. Au cours des années, il m’était arrivé une fois ou l’autre de l’apercevoir au loin tandis qu’il se rendait à la Guilde ou en revenait, de le croiser près de l’auberge de sa mère ou lorsqu’il allait chez Van Leeuwenhoek, près du marché à la viande. Jamais je ne m’étais approchée de lui et je ne saurais dire s’il m’avait vue. Il marchait dans la rue ou traversait la place, regardant au loin, ni par arrogance ni de propos délibéré, mais comme s’il évoluait dans un univers différent.
Au début, cela me fut très dur. Dès que je l’apercevais, je restais clouée sur place où que je me trouve, j’étais pétrifiée, je ne pouvais plus respirer. Il me fallait cacher ma réaction à Pieter père autant qu’à Pieter fils, la cacher à ma mère et aux commères du marché.
Je crus longtemps que je comptais peut-être encore pour lui.
Au bout d’un certain temps, je finis par admettre qu’il s’était toujours davantage soucié de mon portrait que de moi-même. Il me fut plus facile d’accepter cela après la naissance de Tan. Avec l’arrivée de mon fils, mon centre d’intérêt était devenu ma famille, comme jadis elle l’avait été avant que je sois placée comme servante. Jan prenait tellement de mon temps qu’il ne m’était plus possible de regarder autour de moi. Avec un bébé dans les bras, je n’allais plus consulter l’étoile à huit branches, curieuse de savoir où elles aboutissaient. Quand j’apercevais mon ancien maître de l’autre côté de la place, mon coeur ne se serrait plus, je ne pensais plus perles ni fourrures, je n’éprouvais plus le besoin de revoir ses tableaux.
Il m’arrivait de croiser dans la rue les autres membres de la famille, Catharina, les enfants, Maria Thins. Catharina et moi nous détournions l’une de l’autre. Cornelia m’examinait, l’air déçu, car elle n’avait pas réussi à m’anéantir. Lisbeth était fort occupée avec les garçons, trop jeunes pour se souvenir de moi. Quant à Aleydis, elle me rappelait son père, ses yeux gris furetaient autour sans jamais se poser près d’elle. Au bout de quelque temps arrivèrent d’autres enfants. Je ne les connaissais plus, ou je ne les reconnaissais qu’à leurs yeux rappelant ceux de leur père ou à leurs cheveux rappelant ceux de leur mère.
Seules Maertge et Maria Thins répondaient à mes salutations. Maria Thins se contentait d’un bref signe de tête quand elle me voyait, quant à Maertge, elle s’esquivait du marché à la viande pour venir me trouver. Ce fut elle qui me rapporta mes trésors, mon carreau de faïence brisé, mon livre de prières, mes cols et mes coiffes. Ce fut elle aussi qui m’apprit au fil des années la mort de la mère du maître, comment il avait dû reprendre la gestion de l’auberge, la façon dont leurs dettes s’accumulaient, l’accident de Tanneke avec l’huile brûlante.
Ce fut elle encore qui, un jour, m’annonça toute guillerette : « Papa est en train de peindre mon portrait de la manière dont il a peint le vôtre. Moi toute seule, regardant par-dessus mon épaule. Ce sera les deux seuls tableaux qu’il aura peints ainsi. »
Pas tout à fait de la même manière, pensai-je. Pas tout à fait… Je fus étonnée qu’elle connût l’existence de ce tableau, me demandant même si elle l’avait vu.
Je devais me montrer prudente avec elle. Longtemps elle n’avait été qu’une fillette, aussi ne me sentais-je pas libre de lui poser trop de questions sur sa famille. Je devais attendre avec patience qu’elle m’apporte des bribes de nouvelles. Une fois qu’elle fut en âge de me parler plus librement, je n’étais plus vraiment intéressée par sa famille, ayant désormais la mienne.
Pieter tolérait ses visites, mais je me rendais compte qu’elle le mettait mal à l’aise. Il fut soulagé le jour où elle épousa le fils d’un marchand de soie. Elle espaça alors ses visites et changea de boucher.
Voici qu’au bout de dix années on m’appelait dans la maison dont j’étais partie de façon si soudaine.
Deux mois plus tôt, je coupais de la langue de boeuf quand j’entendis une cliente qui attendait son tour dire à une autre cliente : « Oui, pensez donc ! Mourir et laisser onze enfants et une veuve face à de telles dettes ! »
Je levai la tête, le couteau entailla ma paume. Je ne ressentis aucune douleur jusqu’à ce que je demande : « De qui parlez-vous ? » et que la femme me réponde : « Le peintre Vermeer est mort. »
*
Je brossai mes ongles avec une vigueur toute particulière quand je finis à l’étal. Il y avait bien longtemps que j’avais renoncé à les avoir impeccables, ce qui amusait Pieter père. « Tu vois, tu as fini par t’habituer à avoir des traces de sang sous les ongles, tout comme tu as fini par t’habituer aux mouches, se plaisait-il à dire. Maintenant que tu as un peu vécu, tu peux voir qu’il n’y a pas de raison d’avoir toujours les mains propres. Elles se resalissent, c’est tout. La propreté n’est pas aussi importante que tu le croyais à l’époque où tu étais servante, pas vrai ? » Il m’arrivait pourtant d’écraser de la lavande et de la cacher sous ma chemise afin de masquer l’odeur de viande qui semblait coller à moi, même lorsque j’étais loin du marché à la viande.
Il y avait bien des choses auxquelles j’avais dû m’habituer.
Je changeai de robe, mis un tablier propre et une coiffe tout juste empesée. Je continuais à porter ma coiffe comme avant, sans doute n’avais-je guère changé depuis le jour où j’avais fait mes débuts de servante. Si ce n’est que mes yeux n’étaient plus aussi grands ouverts ni aussi innocents.
Nous avions beau être en février, ce n’était pas les grands froids. Il y avait beaucoup de monde sur la place du Marché, nos clients, nos voisins, des connaissances qui ne manqueraient pas de remarquer mes premiers pas le long de l’Oude Langendijck en dix ans. Il me faudrait éventuellement dire à Pieter que je m’y étais rendue. Je ne savais pas encore s’il me faudrait lui mentir quant à la raison de ma visite.
*
Je traversai la place, puis le pont menant à l’Oude Langendijck. Je marchai d’un pas décidé, soucieuse de ne pas attirer l’attention, je tournai au coin et remontai la rue. Ce n’était pas loin, en moins d’une minute j’étais chez eux, même si cela me parut une éternité. J’avais l’impression de me rendre dans une ville étrangère où je n’avais pas mis les pieds depuis des années.
Il faisait doux, la porte était ouverte et des enfants étaient assis sur le banc. J’en comptai quatre, deux garçons et deux filles. Ils étaient alignés là comme leurs soeurs aînées, le jour de mon arrivée, dix ans plus tôt. L’aîné s’amusait à faire des bulles de savon comme Maertge, il posa son bâtonnet en me voyant. Il paraissait avoir dix ou onze ans. Au bout d’un moment, je compris que c’était sans doute Franciscus, même si je ne retrouvai guère en lui le bébé que j’avais connu. Mais j’avoue qu’à l’époque les bébés ne m’intéressaient pas vraiment. Je ne reconnus pas les autres, sauf pour les avoir croisés en ville avec leurs aînées. Tous me dévisagèrent.
Je m’adressai à Franciscus : « Ayez la gentillesse de dire à votre grand-mère que Griet voudrait la voir. »
Franciscus se tourna vers l’aînée des deux filles. « Beatrix, va chercher Maria Thins. »
La fillette se leva d’un bond et disparut dans la maison. Je revis la façon dont jadis Maertge et Cornelia s’étaient bousculées pour annoncer mon arrivée, et je souris intérieurement.
Les enfants continuèrent à me dévisager.
« Je sais qui vous êtes, déclara Franciscus.
— Cela m’étonnerait que vous vous souveniez de moi, la dernière fois que je vous ai vu, vous n’étiez qu’un bébé. »
Il ne prêta pas attention à ma remarque, il suivait son idée : « Vous êtes la dame du tableau. »
J’ouvris de grands yeux, Franciscus eut un sourire triomphant. « Oui, c’est vous, même si sur le tableau vous ne portez pas de coiffe mais un turban bleu et jaune.
— Où-est-ce tableau ? »
Ma question parut l’étonner. « Chez la fille de Van Ruijven, bien sûr. Il est mort l’an dernier, vous savez. »
J’avais appris la nouvelle au marché non sans certain soulagement secret, même si Van Ruijven m’avait laissée tranquille après mon départ. Je craignais toujours de le voir apparaître avec son sourire mielleux et ses mains baladeuses. « Comment avez-vous vu le tableau, s’il est chez Van Ruijven ?
— Papa lui avait demandé de le lui prêter quelque temps, expliqua Franciscus. Le lendemain de la mort de papa, maman l’a fait rapporter à la fille de Van Ruijven. »
Les mains tremblantes, je rajustai ma mante.
« Il avait souhaité revoir le tableau ? réussis-je à demander d’une toute petite voix.
— Oui, ma fille. » Maria Thins venait d’arriver, elle se tenait sur le seuil. « Je puis te dire que cela n’a pas arrangé les choses ! Mais il était dans un tel état que nous n’avons pas osé le lui refuser, pas même Catharina. » Elle n’avait pas changé. Elle ne vieillirait jamais. Un jour elle s’endormi rait et ne se réveillerait pas.
J’acquiesçai d’un signe de tête. « Je partage votre chagrin et vos soucis, Madame.
— Oui, reconnaissons que la vie est pure folie.
Pour peu que l’on vive assez longtemps, plus rien ne vous étonne. »
Ne sachant comment réagir à ce genre de propos, je me contentai de dire : « Vous désiriez me voir, Madame ?
— Non, c’est Catharina qui veut te voir.
— Catharina ? » Ma voix trahit ma surprise. Maria Thins eut un sourire aigre-doux. « Tu ne sauras donc jamais garder pour toi ce que tu penses, ma fille ? Qu’importe, je suis sûre que tu t’entends bien avec ton boucher de mari, s’il n’exige pas trop de toi. »
J’ouvris la bouche pour répondre, mais la refermai aussitôt.
« C’est bien. Tu apprends. Catharina et Van Leeuwenhoek sont dans la grande salle. Il est l’exécuteur testamentaire, vois-tu. »
À vrai dire, je ne voyais rien… je voulus lui demander ce qu’elle entendait par là et la raison de la présence de Van Leeuwenhoek, mais je n’osai pas. « Oui, Madame », me contentai-je de répondre.
Maria Thins partit d’un petit rire sarcastique. « Jamais nous n’avons eu autant d’ennuis avec une servante ! » marmonna-t-elle, secouant la tête avant de disparaître dans la maison.
Je pénétrai dans l’antichambre. Il y avait encore des tableaux aux murs. J’en reconnus certains, d’autres pas. Je m’attendais plus ou moins à me retrouver parmi les natures mortes et les marines, mais, bien sûr, je n’y étais pas.
Je jetai un coup d’oeil du côté de l’escalier menant à son atelier et m’arrêtai, mon coeur se serra. Me retrouver dans cette maison, avec son atelier au-dessus de ma tête, c’en était trop pour moi, même si je savais qu’il n’était pas là. Toutes ces années, je m’étais efforcée de ne pas repenser aux heures passées à broyer les couleurs auprès de lui, assise près de la fenêtre, le regardant me regarder. Pour la première fois en deux mois, je prenais pleinement conscience qu’il était mort. Qu’il était mort et jamais plus ne peindrait. Il n’avait pas laissé beaucoup de tableaux. Il n’avait jamais peint aussi vite que l’auraient souhaité Maria Thins et Catharina…
Une jeune fille qui était dans la salle de la Crucifixion passa la tête dans l’antichambre. Je respirai à fond et avançai jusqu’à elle. Cornelia avait à peu près l’âge auquel j’avais été placée comme servante. Au cours de ces dix années, ses cheveux roux avaient foncé, ils étaient coiffés avec simplicité, sans rubans ni nattes. Avec le temps, je la trouvais moins menaçante. À vrai dire, elle me fit presque pitié. Son visage reflétait une perfidie peu seyante à une fille de son âge.
Je me demandai ce qu’il adviendrait d’elle, ce qu’il adviendrait d’eux tous. Tanneke avait beau être persuadée que sa maîtresse saurait arranger les affaires, j’avais entendu raconter au marché qu’ils n’avaient pas payé le boulanger depuis trois ans et qu’à la mort de mon maître ce dernier s’était montré compatissant envers Catharina, acceptant un tableau en remboursement de la dette. Pendant un court instant, je me demandai si Catharina allait me donner à moi aussi un tableau, en remboursement de ce qu’elle devait à Pieter.
Cornelia s’éclipsa, j’entrai dans la grande salle. Celle-ci n’avait guère changé depuis l’époque où je travaillais chez eux. Les tentures en soie verte autour du lit avaient passé. Le bahut aux serrures incrustées d’ivoire était toujours là, ainsi que la table, les fauteuils en cuir espagnol et les portraits de leurs familles respectives. Tout semblait plus vieux, plus poussiéreux, plus mal en point, les dalles rouges et brunes étaient craquelées, et, par endroits, il en manquait même.
Le dos à la porte, les mains derrière lui, Van Leeuwenhoek étudiait un tableau représentant des soldats en train de boire dans une taverne. Il se retourna et inclina la tête en me voyant, toujours aussi aimable et courtois.
Catharina était assise devant la table. Contrairement à ce que j’attendais, elle n’était pas vêtue de noir. Je ne sais si elle avait ou non cherché à me provoquer, mais elle portait la veste jaune bordée d’hermine qui paraissait, elle aussi, défraîchie, comme si elle avait été trop souvent portée. Des accrocs aux manches avaient été mal raccommodés et les mites en avaient rongé la fourrure par endroits. Néanmoins, Catharina jouait son rôle de maîtresse de maison élégante. Elle s’était coiffée avec soin, s’était poudrée et avait mis son collier de perles.
Son visage n’égalait pas son élégance. Toute la poudre du monde n’aurait pu cacher sa colère froide, sa réticence, sa crainte. Elle ne voulait pas me rencontrer, mais elle n’avait pas le choix.
« Vous désiriez me voir, Madame ? » Il me parut souhaitable de m’adresser directement à elle, même si je regardais Van Leeuwenhoek tandis que je lui parlais.
« Oui. » Catharina ne me pria pas de m’asseoir comme elle l’eût fait pour toute autre femme. Elle me laissa debout.
Il y eut un silence gêné, elle étant assise et moi debout, attendant qu’elle commence. Il était clair qu’elle faisait un gros effort sur elle-même pour parler. Van Leeuwenhoek se balançait d’un pied sur l’autre.
Je n’essayai pas de l’aider, je ne vois d’ailleurs pas comment j’aurais pu. Je regardai ses mains remuer des papiers sur la table, caresser les bords de son coffret à bijoux qui était contre son coude, saisir la houppette à poudre pour la poser à nouveau. Elle s’essuya les mains à un morceau d’étoffe blanche.
« Vous n’êtes pas sans savoir que mon mari est mort il y a deux mois, n’est-ce pas ? dit-elle enfin.
— Je l’ai appris, Madame, oui. J’ai été très peinée de l’apprendre. Dieu ait son âme ! »
Catharina ne parut pas comprendre mes pauvres paroles. Elle ramassa une fois de plus la houppette, passant les doigts entre les poils.
« Voyez-vous, c’est la guerre avec la France qui nous a mis dans cette situation. À cette époque, même Van Ruijven ne voulait plus acheter de tableaux. Ma mère avait du mal à encaisser les loyers. Il fut contraint de rembourser l’hypothèque sur l’auberge de sa mère. Par conséquent, il n’était pas étonnant que la vie soit devenue aussi difficile. »
Une explication de la raison de leur endettement était bien la dernière chose que j’attendais de Catharina. Quinze florins n’était pas une bien grosse somme, aurais-je voulu lui dire. Pieter vous en a fait grâce, n’y pensez plus. Je n’osai toutefois pas l’interrompre.
« Et puis il y avait les enfants. Vous rendez-vous compte de la quantité de pain que mangent onze enfants ? » Elle me lança un rapide coup d’oeil, puis elle contempla à nouveau la houppette.
Ils dévorent en trois ans la valeur d’un tableau, répondis-je en silence. La valeur d’un très beau tableau, aux yeux d’un boulanger compatissant.
J’entendis claquer une dalle dans le couloir et un froufrou de robe qu’une main réprimait. Cornelia est encore en train d’épier, pensai-je. Elle aussi a son rôle à jouer dans ce drame.
J’attendis, retenant mes questions.
Van Leeuwenhoek parla enfin. « Voyez-vous, Griet, lorsqu’il y a un testament, commença-t-il d’une voix grave, il est nécessaire de procéder à l’inventaire du patrimoine afin d’évaluer les biens, compte tenu des dettes. Catharina souhaiterait toutefois commencer par régler certaines affaires personnelles. » Il lança un coup d’oeil à Catharina. Elle continuait à jouer avec la houppette.
Ils ne s’apprécient pas plus qu’avant, me dis-je. Ils ne seraient même pas dans la même pièce s’ils pouvaient l’éviter.
Van Leeuwenhoek prit une feuille de papier qui était sur la table. « Il m’a adressé cette lettre dix jours avant sa mort », me dit-il puis, se tournant vers Catharina, il poursuivit : « Mais il vous incombe de le faire car c’est à vous qu’elles appartiennent, et non point à lui ou à moi. En tant qu’exécuteur de son testament, je ne devrais même pas être ici présent pour servir de témoin, mais c’était un ami, aussi aimerais-je voir son souhait exaucé. »
Catharina lui arracha le papier des mains. « Mon mari avait bonne santé, vous le savez, me dit-elle. Il n’a été vraiment souffrant qu’un jour ou deux avant sa mort. Ce sont ces dettes qui l’ont mis dans tous ses états. »
J’avais peine à imaginer mon maître dans tous ses états…
Catharina regarda la lettre. Après un coup d’oeil en direction de Van Leeuwenhoek, elle ouvrit son coffret à bijoux. « Il a demandé que vous ayez ceci. » Elle prit les boucles d’oreilles, hésita un instant et les posa sur la table.
Près de m’évanouir, je fermai les yeux, posant le bout des doigts sur le dossier de la chaise pour me stabiliser.
« Je ne les ai jamais reportées, déclara Catharina d’un ton amer. Je ne pouvais plus. »
J’ouvris les yeux. « Je ne peux pas prendre vos boucles d’oreilles, Madame.
— Pourquoi pas ? Il vous est déjà arrivé une fois de les prendre et puis, de toute façon, il ne vous appartient pas de décider. Il l’a décidé pour vous. Et pour moi. Elles sont à vous maintenant, prenez-les. »
J’hésitai, puis je tendis la main et les pris. Elles étaient fraîches et lisses au toucher, telles que je me les rappelais, et dans leur galbe gris et blanc un univers se trouvait reflété.
Je les pris.
« Et maintenant, allez, ordonna Catharina d’une voix qu’étouffaient des larmes rentrées. J’ai fait ce qu’il a demandé. Je n’en ferai pas davantage. » Elle se leva, chiffonna le papier et le jeta au feu. Elle le regarda partir en flammes en me tournant le dos.
Elle me faisait vraiment pitié. Même si elle ne put le voir, je la saluai respectueusement de la tête, puis je saluai Van Leeuwenhoek, qui me répondit par un sourire. « Veillez à rester vous-même », m’avait-il recommandé, des années plus tôt. Je me demandai si j’y avais veillé, ce n’était pas toujours aisé de le savoir.
Je m’esquivai, serrant bien fort mes boucles d’oreilles, faisant craquer les dalles disjointes.
Cornelia se tenait dans le couloir. Sa robe brune avait été raccommodée à plusieurs endroits, elle n’était pas aussi propre qu’elle aurait pu l’être.
Je l’effleurai en passant, elle me dit tout bas, cupide : « Vous pourriez me les donner. » Ses yeux rapaces riaient.
Je tendis la main et la giflai.
*
De retour à la place du Marché, je m’arrêtai près de l’étoile qui se trouvait au centre et contemplai les perles dans ma main. Je ne pouvais pas les garder. Qu’en ferais-je ? Je ne pouvais dire à Pieter comment elles étaient arrivées en ma possession, il aurait fallu que je lui explique tout ce qui s’était passé, il y avait si longtemps. Et puis, je ne pouvais les porter : ce genre de bijoux ne seyait pas plus à l’épouse d’un boucher qu’à une servante.
Je fis plusieurs fois le tour de l’étoile et me dirigeai vers une boutique dont j’avais entendu parler mais dans laquelle je n’étais jamais entrée, elle était cachée dans une ruelle derrière la Nouvelle-Eglise. Jamais je n’aurais mis les pieds dans ce genre d’endroit dix ans plus tôt.
L’homme avait pour commerce les secrets. Je savais qu’il ne me poserait aucune question et ne raconterait à personne que j’étais venue le trouver. Ayant vu défiler d’innombrables trésors, il ne s’intéressait plus à leur petite histoire. Il regarda les boucles d’oreilles à la lumière, les mordilla, sortit les examiner au jour.
« Vingt florins », conclut-il.
J’approuvai de la tête, pris les pièces qu’il me tendait et m’en fus sans me retourner.
Il resterait cinq florins dont je ne pourrais expliquer l’existence. Je retirai cinq pièces que je serrai bien fort dans ma paume. Je les cacherais là où Pieter et ses fils ne les trouveraient pas, dans un endroit inattendu, connu de moi seule.
Jamais je ne les dépenserais.
Pieter serait heureux avec le reste de l’argent. La dette désormais réglée, je ne lui aurais rien coûté. Une servante, ça ne coûtait rien.